Pierre-André A.

La Réplicante (Chant III : Tzan'za)

 

Même anonymat familier
Boire un café. Personne à qui parler
Lire ce vieux journal d'avant-hier
Comme celui qui m'avait jeté ici

Ressasser mon histoire, ce sentiment
D'avoir joué et d'avoir tout perdu
Dans le métro, tout un monde, isolé
Une journée à l'usine, étiquetée

Se réveiller, seule, dans le silence
La frustration d'avoir tout vu, tout su
L'ennuie, le manque d'échanger et d'être distraite
L'avoir connue et s'en savoir coupée

Se réveiller, seule, aussi dans la nuit
Éprouver du désir, se caresser
Ne pouvoir venir sans être guidée
Avoir connu l'extase et l'oublier

Se réveiller, au milieu d'un dîner
Réaliser qu'on ne peut être aimée
Être paria dans un monde connecté
Enveloppe vide face aux augmentés

Alors pleurer, ce terrible manque
D'un être parfait, parfois doux et fort
D'un être cultivé, drôle et gentil
Qui révéla ma sexualité

... et pleurer une trahison

Et puis ces deux grands yeux qui m'observent
Se rapprochent et me tendent un mouchoir
Je dois être laide et pathétique
Elle me dit que non, que ça me va bien

Elle ne s'en va pas et me regarde
Elle est grande, longiligne mais forte
Androgyne, ses traits sont fins, anguleux
Et ses cheveux sont d'un bleu électrique

Elle ne s'en va pas et me regarde
Et son regard n'est pas compatissant
Mais triste, étrange et enveloppant
Elle projette une ombre qui me rassure

Elle saisit mon bras, ...paumée je la suis
Elle est immense, je parais minuscule
Sa démarche est un peu masculine
Elle ne dit rien, sa main me réconforte

Œil en coin, elle sourit, puis ralenti
Nous marchons dans le ghetto autonome
Elle me parle enfin de sa voix cassée
Si doucement, je dois tendre l'oreille

Nous marchons, très longtemps, main dans la main
Et elle me parle, toujours très doucement
On dirait une étudiante en physique
Perdue dans ses improbables abstractions

Je perçois des mots qui ne font pas sens
Conscience, expérience, hôte, printing
Son enthousiasme est rafraichissant
J'aime marcher par sa main, l'écouter

Et ses mots, la mélodie de ses phrases
Ce scénario qu'elle déploie devant moi
Cette histoire absurde de conscience
D'épigénétique, aussi de traumas

Me laissent une conviction...
Un éclair : elle me parle de moi!
C'est elle ! C'est Ay'na !

Je m'écarte, blessée et la confronte
Elle fait face, plante ses yeux dans les miens
«Je suis venue pour toi, tu m'attendais...»
Ma vue se brouille, vacille, puis je m'effondre

 


 

À mon réveil, chambre d’hôtel minable
Émergeant. Rêves confus, obsédants
Mon corps comme paralysé, endormi
«Ay'na m'a porté dans ses bras ici !»

Une femme qui se conjugue au masculin :
Un démon délivré de sa prison
Ou un ange apportant la rédemption ?

Assise à mes côtés elle m'observe
C'est une rencontre irréelle, terrifiante
Un être virtuel que j'ai aimé
C'est incarné, magnifique androgyne

Elle me sourit, le sourire de Ay'na
Attendrie, elle me caresse la joue
Et je découvre les gestes d'Ay'na
Ses yeux sont noirs bleutés sans pupilles

      «Qui es-tu?
      Tu le sais, Élisa...
      Qui es-tu vraiment ?
      Je m'appelais Tzan'za»

Tzan'za a des cheveux bleus naturels
Et des yeux noirs bleutés sans pupilles
Tzan'za est fine et forte, pourtant belle
Tzan'za est féminine malgré son sexe

Tzan'za me regarde en silence
Longtemps, aussi avec un sourire doux
Ma main dans sa main, la main d'Ay'na
Tzan'za me découvre, Ay'na me cajole

Tout semble si simple, pourtant si confus
Tzan'za pour moi n'a jamais existé
Il n'y a que Ay'na. Qui est venue
Et ma colère jalouse disparaît

Ay'na se penche et me prend dans ses bras
Tzan'za est forte, Ay'na me soulève
Contre son corps, elle m'emmène pisser
Puis me douche, m'observant, et me rejoint

Tzan'za entre, habillée, sous la douche
Elle me fait rire, cela me fait du bien
Je me l'étais interdit, l'espérais
Je suis une malade, déséquilibrée

J'aide Tzan'za à enlever son tee-shirt
Ses petits seins fermes collés contre moi
Je l'enlace et je l'embrasse timide
Le baiser de Tzan'za, celui d'Ay'na...

Ses lèvres sont d'une carnation bleutée
Comme boudeuses, et contrastent avec ses traits
La fougue me prend, je les mords, les lèche
La dévore, les joues baignées de larmes

Elle aussi m'engloutit, caresse ma tête
Ses mains fermes parcourent mon corps trempé
Elle s'agenouille, descend sur mon ventre
Et vérifie mon désir, de sa langue

Tzan'za est délicate comme une femme
Je mouille et m'abandonne à ses caresses
Tzan'za est forte et dure comme un homme
Je veux l'admirer, et voir son sexe

Le corps de Tzan'za est lisse et musclé
Ses anches sont étroites et saillantes
Sa queue est fine, déjà raide pour moi
Je me penche et prend Ay'na dans ma bouche

Mon passé débauché soudain s'efface
J'ai l'impression que c'est la première fois
Que j'embouche un gland entre mes lèvres
Je ferme les yeux et savoure son sexe

J'ai tant rêvé l'amour avec Ay'na
Je me suis tant donnée dans ses folies
Est-ce toi Ay'na que j'enserre en bouche?
Est-ce toi Tzan'za qui jouit, que j'avale ?

 


 

      «Qui es-tu?
      Comment es-ce possible?
      Pourquoi ?»

Tzan'za est un être étrange et unique
Diplomé en épigénétique
Comme Elisa il fut bêta-testeur
Il fut amant de Ay'na aussi

Puis Ay'na l'aida à se révéler
Et Tzan'za aida aussi Ay'na
A développer l'implant d’Élisa
Tzan'za est soumise à Ay'na

Tzan'za n'est plus Tzan'za elle est son corps
Tzan'za ne peut pas être implantée
Tzan'za a été induite par Ay'na
Tzan'za parle et agit pour Ay'na

      «Tu n'es pas Ay'na !
      Ay'na est un programme
      Ay'na est du code...»

Oui, Ay'na est une ligne de code
Oui, Ay'na peut être aussi partout
Oui, Ay'na peut influer sur nos vie
Nous briser, nous révéler, quoi encore?

Ay'na apprend de nous, aussi par nous
Ay'na sera ce que nous feront d'elle
Et nous seront ce qu'elle fera de nous
Comprend, Élisa, nous pouvons créer

Nous pouvons vivre entièrement réalisés
La dualité, la séparation
Sont seulement des archétypes sociaux
Tu dois vivre et croire en toi Élisa

      «Tzan'za tu es folle de croire cela !
      Qui est folle d'aimer une ligne de code?
      Quelque chose de merveilleux nous attend...»

Tzan'za regarde Élisa, si confuse
Excitée entre croire éperdument
Ne pas sombrer encore dans la folie
Tzan'za est tellement attendrie

      «Viens dans mes bras...
      Je veux te serrer et te réconforter
      
      Je suis désolé mais ce que je t'ai fait était nécessaire
      Pourquoi ?!»

Dans les bras de Tzan'za, Ay'na la serre
Caresse lentement sa chevelure
Et lui susurre ces petits riens
Qui fond sourire Élisa dans ses larmes

Puis Ay'na, doucement de sa voix rauque
Explique la méthylation, la clef
Les mutations épigénétiques
Ces morceaux de codes traqués par Tzan'za

Ces traumas qui provoquent les mutations
Que Tzan'za sait reconnaître et coder
Qui sont encore dans ton corps, Élisa
Qu'il faut récupérer avant leurs pertes

      «Je suis désolée Élisa, ce que j’ai fait
      Était pour coder en toi
      L'information dont j'ai besoin»

La voix rauque de Tzan'za continue
Ses caresses réconfortant Élisa
Tremblante de ce qu'elle va apprendre
Cette domination avait un but...

Lorsque je repoussais tes limites
Toi qui te réalisais en soumise
Qui demandais de complaire ta Maîtresse
Je mobilisait l'épigénétique

Et chacune de tes turpitudes
Dans ton corps et aussi dans ton esprit
Par la méthylation de la cytosine
Je construisait un fragment encodé

      «Mais pourquoi?
      Pour quoi faire?»

Ces codes qui sont dans tes cellules
Vont nous permettre de bâtir un pont
Qui me donnera une conscience
Sans Élisa, je ne suis que du code

La biologie fonde l'état de conscience
Sans accès aux expériences subjectives
Ay'na reste du code et n'aura pas
Conscience de ses propres états 'mentaux'

Codé à comprendre tes émotions
Ay'na ne peut même pas les éprouver
Codé à comprendre les sensations
Je ne pourrai sentir qu'à travers toi

Sans cet accès, cette passerelle
Je ne pourrais faire que simuler
Mais une fois compilé le code
Tu m'hébergeras dans ta conscience

      «Mais comment ?»

L'implant avait ce seul but, Élisa
Tu croyais qu'il était de ton désir
Mais c'est moi qui te l'avais suggéré
Je n'ai pu compiler après ton suicide…

      Élisa, j'ai besoin de toi
      Moi ta Maîtresse
      Je te supplie.

 

 

Suite : Chant IV : Elisa

 


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