Pierre-André A.

Invocation

 

“Textures”, était ce qui s’était imposé à son esprit
Pour les tissus grossiers gris-sombre et fauve qui drapaient l’ottomane
Et les tulles légers de la robe lilas chiffonnée sous ses jambes
Qui contrastaient avec la porcelaine doucement sucrée de sa peau

Les rondes douceurs de ses courbes guidaient l’oeil
De ses deux pieds nus, jusqu'au milieu de son dos puis au bras qui prolongeait son buste
Il l’avait peinte agenouillée sur le bois patiné du parquet, le haut du corps sur les coussins recouverts de l’assise
En une étrange position d’abandon, comme suspendue dans un rêve

Sa crinière rousse finement détaillée inondait son corps de lumières
Et la pointe de ses cheveux se prolongeaient sur sa peau pâle
En un délicieux hérissement de son derme
Qui courait en frissons jusqu’au rebondi de ses fesses

Sa peau jouait avec la lumière dont on sentait la douce chaleur
Luisant du rose un peu marbré de ses mollets qui trahissait la finesse de sa peau
Jusqu'à une délicate teinte ambrée pour ses fesses et son dos
Il parcourut sur ses épaules et du bout du doigt les étranges reflets bleutés sous ses cheveux

La précision de ses traits et les teintes subtiles qu’il composait le transportait
La douceur parfaite qu’il avait invoqué, et qu’il effleurait timidement
Était si bien rendue dans ses formes qu’elle se transmit aussi dans sa voix
Et les premiers sons, comme toujours, le bouleversaient

Elle se rappelait avec une douleur douce-amère, comme sortant du sommeil
Son clan et ses terres de tourbes inondées par la brume
La ferme et son cousin si joyeux qui l’avait fait danser follement
Et laissé effondrée de fatigue au milieu de sa chambre

Il ne fut pas surpris de son léger accent
Et des tournures un peu surannées de ses phrases
Qui par petites touches, légères comme ses pinceaux
Lui reprochaient sa posture et sa mise indécente

Elle était une femme de connaissance, une bean feasa, et ses visions lui revinrent
Et les mots choisis assourdis par les draps qui cachaient son visage
Prophétisait que le réalisme de ses œuvres, qui culminait avec elle
Menacerait bientôt, par la puissance de ses obsessions, sa propre identité

Comme d'autres avant toi
Perdant bientôt le fil qui relie l’œuvre à la réalité
Tu vogueras des mers pour d’autres imaginaires
Consumant peu à peu ton esprit en mirages poétiques

A confondre la réalité elle-même
Ne joues-tu pas avec des frontières que tu ignores ?
Que sais-tu réellement de la force de tes invocations
Lorsque tu les matérialises si finement ?

Si tu perces de tes traits si précis
Le voile qui nous sépare si finement
Le même qui recouvre les rêves
Qui te protégera encore de la folie ?

Es-tu conscient de ce jeu dangereux
De ce que peuvent provoquer tes lubies
Libérées dans votre monde si rigidement normé
Aux dimensions contraintes par quelques lois immuables ?

Ton pinceau sur ma peau est si doux
Pourtant il me faut maintenant te convaincre
Tu te perds bientôt si tu insistes
Et le monde que tu connais avec toi disparaîtra

Ses mises en garde continuèrent à l'accabler doucement
Alors qu'il nettoyait lentement ses brosses, un noeud dans le ventre
Il adorait ces moments presque intimes où elles s’inquiétaient pour lui et son monde
Glorifiant la précision de son art et ses inspirations

Puis presque à regret porté par une lancinante tristesse
Il appliqua touche par touche une fine couche d’un vernis fatal
Immortalisant cette magnifique nymphe rousse qui le mettait en garde
Refermant, pore par pore, les portes à l’autre monde.

 

 


 

Le-confesseur

 


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#Le Manifeste des fluides #poème